ARTICLES - ÉTUDES
Le sens des correspondances
(Surréalisme, Musique, Peinture, Haïku)
de Iocasta Huppen, avril 2025
"Au palais des images les spectres sont rois" (Éd. Allia, 2017) est un ouvrage de 800 pages qui regroupe tous les écrits de Paul Nougé publiés de son vivant. Paul Nougé (1895–1967) est un poète belge, instigateur et théoricien du surréalisme en Belgique. Ce grand livre réunit tracts, affiches, notes, écrits de circonstance, poèmes, aphorismes et passages en prose ; sans oublier les photos qui appartiennent à des collections privées. Les notes explicatives apportent des informations importantes tout au long de la lecture. Les textes de Nougé repris dans cet ouvrage ont été compilés par Marcel Mariën (écrivain belge, poète, essayiste, éditeur) et sont conservés aux Archives et Musée de la littérature à Bruxelles.
Avec cet impressionnant ouvrage, je partais donc en terrain surréaliste et je dois avouer que, par moment, j’ai eu l’étrange sensation de me retrouver sur le territoire familier du haïku. C’est la deuxième fois que j’expérimentais "le sens des correspondances" pour reprendre le terme utilisé par Nougé (page 269).
La première fois, ce furent "Les minutes insolites et autres textes" de Marcel Lecomte (Éd. Le temps qu’il fait, 1981) qui m’avaient fait vivre la joie de trouver un parallélisme entre le surréalisme et le haïku.
Paul Nougé avait écrit que dans "un monde dont le mouvement se passe de nous" (page 176), "il fallait (…) se défaire de cette impatience de la vie qui équivaut, en fin de compte, à la mort" (page 644). Dans cet immobilisme (qui équivaut lui aussi à la mort), la poésie qui parle de la nature vient nous chercher par la main ou plutôt par le bout du regard. Nougé écrivait aussi : "l’homme contemple et se contemple" (page 279) ; ainsi, un de ses préceptes pourrait être celui-ci : attendez et voyez (wait and see) ; une attitude, une façon de vivre en corrélation avec… l’essence même du bouddhisme. En prendre conscience c’est aussi répondre au dicton de Karl Marx : "plus de conscience". Devenir plus patient et plus conscient pour les surréalistes, se poser et regarder autour de soi pour les haïjins, voilà un premier point de vue commun, une première correspondance.
En évoquant Marx, le dicton "plus de conscience" a sans doute servi les idéaux politiques des surréalistes belges. Il faut savoir que Paul Nougé figure parmi les fondateurs du Parti communiste belge en 1921.
C’est d’ailleurs étonnant de ne pas avoir lu dans ce livre beaucoup de passages en lien avec ses engagements politiques ; je n’ai trouvé que deux références directes : "le poème prend corps dans la vie sociale" (page 108), "le froid est vraiment un plaisir pour les riches" (page 695) ainsi qu’une affiche présentant le portrait surréaliste de Lénine encadré par la phrase suivante : "A la pointe des seins l’univers se retourne" (page 526). Vous avez là un double aperçu de l’humour et du surréalisme de Paul Nougé.
L’homme aura connu deux guerres et pourtant je n’ai rencontré, là aussi, qu’un seul texte qui évoque de façon frontale la guerre. Le voici : "(…) c’est une fin incompréhensible, la fin d’une ville, d’un temps, d’une pensée, et dans l’indifférence de sourdes armées en marche, j’insulte, j’insulte." Ce texte a été écrit le 1er mai 1943. (page 360).
Pour revenir au parallélisme entre le surréalisme et le haïku, Nougé avait écrit à juste titre : "Il est inutile à l’artiste d’aller chercher les éléments de sa création dans une sphère exceptionnelle ; les formes banales de la vie sont saturées de significations éternelles" (page 14). Et ces "formes banales de la vie" représentent tout aussi bien le quotidien des haïjins. Les images et le quotidien ("l’actuel", le "concret") (page 270), voici une deuxième correspondance entre surréalistes et haïjins.
Poursuivant la lecture du livre, j’ai retenu ce passage de Paul Nougé qui fait référence à la musique classique (page 240) : "ces formules dépouillées, où l’on se sent si à l’aise, sont de parfaits instruments de confusion".
Un parallèle s’est fait automatiquement avec la forme dépouillée d’écriture qu’est le haïku. Dans ce domaine et en tant que haïjine, je peux vous dire que la confusion est encore bien présente ; il y a ceux qui n’arrivent pas à écrire des haïkus et qui brandissent l’impossibilité d’écriture pour les non-Japonais ; nous avons ensuite les "ayatollahs du haïku" qui ne jurent que par des règles strictes de rédaction (ceci dit, ils ne sont pas nombreux) et pour finir, il y a ceux qui ont imposé des exagérations en termes de règles de rédaction comme : l’interdiction des signes de ponctuation ou la défense de parler de choses qu’on n’a pas vécues ou de lieux qu’on n’a pas vus en vrai (je signale qu’on peut tout aussi bien écrire d’après photos). Voici donc comment Nougé m’a offert l’occasion d’évoquer une troisième correspondance, cette fois-ci entre sa vision de surréaliste au sujet de la musique et ma vision du haïku.
La riche lecture de cet ouvrage a fait que j’ai pu constituer deux points dans mon analyse ; un pour le surréalisme et l’autre pour le haïku. Commençons par le surréalisme. Tout le monde connait la "formule" des surréalistes : du rêve, une écriture automatique, le tout saupoudré d’un certain délire maitrisé.
"Je réfléchis / non / je ne réfléchis pas" comme nous pouvons lire dans un des poèmes de Paul Nougé (page 299). Le but de son écriture était de "déranger son lecteur, pour troubler ses petites ou ses grandes habitudes, pour le livrer à lui-même" avait-il affirmé (page 561).
Selon Nougé les surréalistes doivent "inventer un univers et non le décrire" (page 573). Il avait ajouté à quelques reprises : "nous nous aidions à inventer sur le réel deux ou trois idées efficaces" (page 80).
Qui dit invention dit expérimentation. Et selon Nougé "toute expérimentation porte sur un nombre fini d’éléments et de possibilités." Donc "tôt ou tard on vient à bout de ce trésor si bien évalué", conclut-il (page 239).
Voici "deux ou trois idées efficaces" ainsi que quelques textes courts, des phrases et des hybrides de haïkus au ton surréaliste (ou vice-versa) :
Je mens comme tu respires. (page 392) / Il faut penser à travers tout. (page 418)
Allons-y, brouillons les pistes. (page 392)
Un terrain privé de toute végétation, en somme de tout accident pittoresque. (page 364)
Tendez le doigt / Vous toucherez / Ce qu’il y a au fond des yeux ouverts (page 725)
Feuillage masqué / Son visage d’été / Imprime dans l’air pur une chanson de soie (page 653)
Allons, encore une petite bouffée de paysages. (page 397)
Poursuivons avec le point dédié au haïku ; ici, les idées mises en avant sont très différentes du point précédent. Paul Nougé n’a jamais fait référence au haïku ou à la poésie japonaise mais une impression troublante se dégage de ses notes et de ses poèmes. Des images (comme autant de zooms photographiques) ont été épinglées par Nougé ; à ce sujet il avait écrit : "petites choses que tout le monde et moi-même ne pouvaient pas inventer ou prévoir" (page 402). Comme pour se "dédouaner" il avait ajouté : "Des merveilles équivoques circulent au travers de nos discours changeants." (page 647)
"Bien lire n’est plus à la portée de toutes les intelligences (…). Quant à regarder, à écouter, n’en parlons pas." disait le grand ami de René Magritte (page 401). Et comment ne pas penser au haïku lorsqu’on lit ceci :
"Une poésie évidente (…) et immédiatement communicable (…) ; le filet d’eau ruisselant au long d’une poutre noire (dans une galerie de mine), un reflet sur un plat d’émail (au réfectoire), un morceau de ciel découpé par une fenêtre (au bureau, à l’atelier). Toutes ces images "occupent la place perdue. Bien entendu, pas question «d’impressionnisme»." (page 401). Car c’est bien de la peinture que Nougé parlait de cette façon.
Voici à présent quelques poèmes et fragments de poèmes sur trois et deux lignes qui ressemblent fort bien à des haïkus et à des senryus (ton comique ou ironique) :
Tendre grise tiédeur S’il vous plaît
Perle pluie pleine d’oiseaux Faites la révérence
La neige fond en roses
(page 654) (page 632)
les mains blanches au bord de l’ombre J’ai faim, j’ai faim
à cueillir le soleil pardonnez-moi de vous couper
la parole
(page 630) (page 653)
Et en lisant cet extrait du poème de la page 639, j’ai même eu la sensation que Paul Nougé nous livrait sa définition du haïku :
un instant, bonheur
un instant
possède l’éternité
d’un bloc de soleil
Tout comme pour le surréalisme, nous rencontrons avec le haïku le même problème, celui lié au "nombre fini d’éléments et de possibilités". Car une fois qu’on a fait le tour des saisons, on ne peut plus écrire avec la même fraicheur, la même spontanéité et on risque donc de se répéter. Mais comme disait Nougé "l’esprit procède par inventions bouleversantes" (page 249). Alors c’est avec surprise que j’ai découvert dans ce livre une partie consacrée aux textes écrits à quatre mains avec Claude Sluys. Ces textes (légendes pour les photos d’un album) ont été commandés à Claude Sluys par un certain M. Cot. Les textes n’ayant pas plu au photographe, ils furent refusés ; les photos quant à elles, n’ont pas été retrouvées. Les haïjins connaissent bien le genre appelé haïsha qui regroupe haïkus et photos. Voici trois de ces textes qui s’apparentent au tercet, à un haïku un peu trop long et à une phrase poétique (NB : le titre de ce livre est un de ces textes écrits d’après photos (page 700)) :
La liberté Des oiseaux Et malgré tout
le silence simplement des oiseaux le soleil
l’espace d’une allumette à la crête du toit luit pour tout le monde
sur le ciel gris
à l’aube
(page 695) (page 698) (page 702)
Avant de conclure, voici deux dernières sélections d’écrits ; la première contient des textes rédigés également à quatre mains, cette fois-ci avec Marcel Mariën :
La cage – Et si je t’enseignais les artifices de l’amour. (page 293)
Les souliers de femme – Je t’attends au coin de la rue éternelle. (idem)
Le miroir – L’or du silence, et le cœur déborde. (idem)
Et voici la seconde sélection :
Patient comme un agneau / et blanc comme un oiseau /
le petit chat au bord de l’eau / pêche l’image d’un bateau (page 622)
Changeons de rythme et voilà tout…
… aussi simple qu’il nous plaît à dire. (page 60)
Le poète entend s’assurer la complicité d’autrui. (page 316) (…)
Tout est encore possible pour l’univers et pour l’homme. (page 318)
En conclusion, cet ouvrage m’a apporté moult découvertes et enseignements ainsi que le bonheur de ressentir que je ne suis pas si étrangère à la famille des surréalistes. Parmi mes "découvertes de cœur" figurent les équations et formules poétiques de Paul Nougé (page 618) ainsi que le questionnement de Roland Penrose au sujet de la peinture : "Si l’on tentait d’user de l’image des objets pour créer des couleurs ?", disait-il (page 195). En lisant plusieurs fois cette question, j’ai eu l’intime conviction d’avoir trouvé la clé de la série de tableaux de René Magritte, intitulée "L’empire des lumières".
L’esprit surréaliste et l’esprit du haïku, voici tout un espace peuplé d’images où le sens des correspondances retrouve celui des résonnances.
"Au palais des images les spectres sont rois" - écrits anthumes (1922–1967) de Paul Nougé. Édition établie et annotée par Geneviève Michel sous la direction de Gérard Berréby, 800 pages, 35 Euro, Éditions Allia, 2017.